La première séance

La première séance avec Clorinde se passe très bien. Si je puis dire, car on va voir la suite. Quand j’arrive, la petite fille m’attend à la maison, toute seule, et me reçoit comme une grande. Elle m’explique que sa mère ne rentrera que le soir, tard, mais que tout est prévu, qu’on va s’installer ici, si je veux bien, s’asseoir là, que tout à l’heure on prendra le goûter. C’est en fait dans sa petite chambre qu’elle m’amène et, par la fenêtre, je constate que le temps est très beau, comme je l’avais remarqué dans la rue. Un splendide temps d’hiver. Froid, mais lumineusement bleu.

C’est ce beau temps-là qui va me jouer un tour. À peine, en effet, ai-je commencé la lecture d’Alice que Clorinde se met à donner de curieux signes d’agitation espiègle. Par exemple, je termine le passage suivant :

« Alice se sentit tomber dans un puits très profond. Soit profondeur du puits, soit lenteur de la chute, elle eut tout le loisir de regarder autour de soi et de demander ce qui allait advenir. Elle tâcha d’abord de regarder en bas pour savoir où elle allait ; mais il faisait trop noir. Alors elle examina les parois du puits et les remarqua couvertes de buffets et d’étagères ; par-ci, par-là de cartes, de tableaux pendus à des chevilles. Elle happa au passage un pot d’une tablette. Il portait les mots : confiture d’oranges. Mais elle fut bien désappointée de le trouver vide… »

Elle se lève aussitôt, se précipite à la cuisine, je l’entends remuer, déplacer des objets, sans doute un escabeau, ouvrir un placard, et elle revient, triomphante, un pot de confiture d’oranges à la main. Je lui dis de ranger cela bien vite et de revenir écouter l’histoire. Elle s’exécute, revient, reprend place sur sa petite chaise où elle fait mine de se tenir les bras croisés, écoute, mais lorsque j’aborde cette fois le passage de la chatte Dina qui croque les chauves-souris, elle se lève encore d’un bond et va chercher, je ne sais trop où, dans le cellier peut-être, un minuscule chat bleuté qui dort dans un panier. C’est une chatte ! me dit-elle en me mettant le panier sous le nez, elle est née il y a une semaine. Je regarde la chatonne, l’admire, la caresse même du bout d’un doigt, sans la réveiller, puis demande à Clorinde d’aller la remettre là où elle l’a trouvée. La lecture reprend. C’est alors que nous arrivons au passage de la clé d’or :

« Tout à coup elle rencontra un petit guéridon tout de verre massif, et rien dessus, qu’une mignonne petite clé d’or. La première pensée d’Alice fut qu’elle ouvrirait une des portes ; mais, hélas ! soit que les serrures fussent trop larges, ou la clé trop petite, toujours est-il qu’elle n’allait dans aucune… »

Inutile de poursuivre ! À ces mots, Clorinde se lève pour la troisième fois et va chercher, sur la porte de l’entrée, la clé de la maison. Elle me l’apporte, me la montre, et c’est ici qu’intervient le malencontreux beau temps. Si nous sortions, me dit-elle, il fait si beau !… je ne sors jamais… maman rentrera tard !… Elle est si adorable tout d’un coup avec ses joues roses et ses yeux de poupée mécanique que je ne résiste pas. Je dis oui. Inconsciente. Irresponsable. Une fois de plus. Mais c’est vrai que le temps est radieux, le ciel vraiment bleu par la fenêtre et qu’il semble nous appeler, nous faire un signe insistant. La clé est là, pendue à un porte-clés, dans la main de Clorinde, et comme un objet magique elle décide de tout. C’est entendu : nous sortons. Il paraît qu’il y a une fête foraine étourdissante au-dessous du Mail, des manèges, des jeux, des boutiques, des baraques. Clorinde est folle de joie. Et moi, c’est clair, je suis folle tout court. Pendant que je remets ma veste fourrée et noue mon foulard, la petite fille s’en va dans la chambre de sa mère où je l’entends ouvrir des tiroirs. Comme je l’interpelle, un peu inquiète, elle me dit qu’elle a un foulard à prendre elle aussi, et un bonnet que sa mère lui prête souvent. Elle s’attarde, semble s’agiter beaucoup, fouille dans des tiroirs, mais finit par revenir, toute belle, avec son petit manteau, le bonnet de laine qui lui descend jusqu’aux yeux, l’écharpe qui fait au moins trois fois le tour de son cou et des gants qu’elle se prépare à enfiler. Elle est prête. Je suis prête moi aussi. Nous regardons si nous ne laissons rien en désordre dans la maison, aucune lumière inutilement allumée, aucun robinet ouvert. Et nous partons. Nous ne dirons rien, murmure Clorinde, c’est notre secret ! Je lui réponds, en tirant la porte, de me donner la clé, car il ne faut surtout pas la perdre.

Nous voici dans la rue froide et ensoleillée. Nous prenons un bus pour arriver plus vite au Mail. Les moindres détails, les passants, les affiches publicitaires dans le bus, le conducteur, les vitrines des magasins en cette veille de Noël, les branches des sapins garnies d’étoiles et de guirlandes paraissent un enchantement à Clorinde. Et puis, tout d’un coup, la fête ! Elle veut monter sur tous les manèges. Sur un cheval rutilant, sur une motocyclette chromée, dans un vaisseau spatial hérissé d’antennes, dans une fusée multicolore. J’ai si peur qu’elle commette des imprudences que je finis par monter avec elle, et nous sommes là, deux folles, aux yeux du public abasourdi (du moins en ce qui me concerne), entraînées dans la ronde, dans le tourbillon. Comme j’ai déjà payé un grand nombre de tours, Clorinde, avec un comportement de vraie petite femme, me dit qu’elle veut en payer aussi, qu’elle a beaucoup de pièces, dans les poches de son manteau, elle a pris soin de les extraire de sa tirelire avant de venir. Nous recommençons, sur une grande chenille, cette fois, puis sur des balançoires qui voltigent dans l’espace. Cela ne semble pas chavirer l’estomac de Clorinde, qui veut aussi honorer les baraques où l’on offre des friandises, se gorgeant de caramel et de chiques, se barbouillant de barbe à papa, sirotant du coca-cola, croquant des amandes au sucre. Je commence à m’inquiéter sérieusement. Mais je me rassure en me disant que cette enfant doit être ordinairement privée de ce qui fait la joie des autres enfants, pour se déchaîner ainsi. Et que sa mère-promotrice ferait bien de lui donner un peu plus de temps et de complicité.

 

Je ne me doutais pas qu’au moment où je pensais cela, cette dame affairée rentrait chez elle prématurément, par un extraordinaire coup de hasard, trois de ses rendez-vous de l’après-midi ayant été annulés. Et elle rentrait, toute ravie et enthousiaste de trouver sa fillette avec sa lectrice, puisque c’était le jour de la première séance. Et voici – effroi ! – ce qui se passe au moment même où nous tourbillonnons sur les manèges. Elle sonne. Personne n’ouvre, personne ne répond. Elle entre avec sa propre clé. Elle trouve la maison déserte. Elle va dans la chambre de Clorinde : elle voit la chaise et le petit banc face à face, inoccupés bien entendu et comme bizarrement abandonnés, le livre Alice au pays des merveilles jeté par terre, ouvert. Elle va dans toutes les pièces, ouvre toutes les portes. Rien. Personne. Pas le moindre signe. Pas le moindre message. Alors l’angoisse lui monte au ventre, à la gorge, à la tête, se transformant en un instant en une totale panique, surprenante chez une femme professionnellement habituée à garder la tête froide. Mais, c’est un fait, la panique la submerge et elle n’entend qu’une phrase, démente, affreuse, obsédante, bourdonner à ses oreilles, cogner à ses tempes : Ma fille a été enlevée ! Hypothèse confirmée par l’absence dans le tiroir ou placard qu’elle vient d’ouvrir des vêtements de Clorinde : manteau, écharpe, bonnet, gants. Aucun doute : cette femme dangereuse l’a habillée soigneusement et douillettement pour mieux l’enlever. Pour l’emporter, pour l’entraîner, pour la ravir. Voilà ce qu’il en coûte de se laisser piéger par des annonces dérisoires et de confier son enfant, avec les meilleures intentions du monde, à une inconnue. À la première venue. Une spécialiste du rapt et du kidnapping. Peut-être une de ces malheureuses égarées perdues dans leurs hideuses idées fixes, qui n’ayant jamais eu d’enfants, volent sans scrupules ceux des autres. Ou bien une truande, parfaitement expérimentée, qui s’apprête maintenant à demander une énorme rançon. Madame la promotrice s’épouvante, se désole, se révolte, s’en veut de son inconcevable imprudence, sent une bouffée de larmes lui monter aux yeux à la pensée de ce que peut souffrir sa petite Clorinde, se demande si elle téléphone ou non à la police, mais, au moment de décrocher le récepteur, retourne dans sa chambre, par un dernier réflexe de femme d’affaires, pour voir si l’on n’a rien pris dans le tiroir de la commode où elle range quelques bijoux et objets précieux, et constate qu’en effet les bijoux ont disparu.

Ici, il faut, pour bien suivre, se représenter Clorinde, les joues en feu, entre deux tours de manège, ouvrant tout d’un coup son manteau et déroulant son écharpe, pour me montrer, radieuse de bonheur, deux rangs de collier de perles autour de son cou ainsi qu’un pendentif d’émeraude et un brillant monté sur un anneau d’or, puis tirant de ses poches toutes sortes d’objets étincelants en précisant qu’elle n’a pas pris seulement une provision de pièces de monnaie, mais des bagues, des broches, des boucles d’oreilles, des camées, des pierreries de grand prix, toutes choses, dit-elle, que sa mère lui prête de temps en temps et qu’elle a voulu emporter avec elle aujourd’hui, puisque c’est la fête et que l’on se devait dans les fêtes d’être aussi belle et parée que possible. Foudroiement de la lectrice, clouée sur place de la voir avec tous ces bijoux sur elle, qui jettent leurs feux sur son cou, sur son petit buste, à son oreille (où elle vient d’accrocher une boucle d’or), à son doigt (où elle vient d’enfiler une bague de corail), dans ses mains !

La mère, pendant ce temps, découvre donc que le tiroir est vide. Tout s’éclaire en une fraction de seconde. Non seulement le rapt, mais le vol organisé. Eh bien, voilà qui lui apprendra à vivre ! Elle décroche le téléphone et d’une voix tremblante, cassée, frémissante, appelle le commissaire de police auquel elle résume tout. Il ne peut même pas placer un mot tant elle tremble de douleur et de colère. Il lui demande de garder son sang-froid et de passer le voir dès qu’elle pourra. Il demande le signalement de Clorinde et le mien.

Fort heureusement, moins d’une heure après ces événements, Clorinde est là, et moi aussi. L’explication est difficile. Elle a lieu tout de même. Je plaide coupable, mais je plaide aussi l’étourderie, l’ivresse du beau temps d’hiver, la joie de découvrir une petite fille si vive, son pouvoir quasi magique de séduction, sa gentillesse et son intelligence pétillantes. J’en « rajoute » autant que je peux pour essayer de désarmer la mère. Mais elle ne désarme pas. Elle est hors d’elle, elle crie, elle se montre hystérique, elle me traite de tous les noms. Je lui dis que les bijoux sont là, qu’il n’en manque pas un seul, propose de les étaler sur la table pour les compter un par un. Proposition qui la rend encore plus furieuse, la fait hurler encore plus fort. Elle parvient à me dire pourtant, à travers ses vociférations, que son émotion a été si forte en découvrant l’appartement vide, les tiroirs fracturés (dit-elle), qu’elle a failli avoir un infarctus, qui n’est pas seulement une maladie d’homme comme on le croit trop souvent, mais une maladie qui peut aussi frapper les femmes actives et responsables comme elle, pas les idiotes oisives et inutiles comme moi, il faut que je le sache, que je me le tienne pour dit. Elle s’assoit, respire mal, s’éponge le front. Si elle meurt, ce sera de ma faute. Son visage s’est défait, sa permanente a coulé sur son front, son beau maintien de femme cadre s’est décomposé. Clorinde, comprenant l’étendue de sa faute, pleure aussi, puis crie, se roule par terre. Je ne sais plus comment arrêter le désastre.